Le droit de la propriété intellectuelle est un domaine complexe et en constante évolution, où la protection des marques joue un rôle crucial. Parmi les problématiques rencontrées, le dépôt de marque de mauvaise foi représente une menace significative pour les entreprises et les entrepreneurs. Cet article explore les contours de cette notion, en s’appuyant sur les textes légaux et la jurisprudence française, et propose des recommandations pour les victimes de tels agissements.
Cadre légal et définition
Le dépôt de marque de mauvaise foi est encadré par plusieurs textes législatifs en France. L’article L711-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) dispose que « la marque de produits ou de services est un signe servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale de ceux d’autres personnes physiques ou morales ». Cependant, l’article L711-2 du même code précise que ne peuvent être valablement enregistrées, ou sont susceptibles d’être déclarées nulles si elles ont été enregistrées, les marques « dont le dépôt a été effectué de mauvaise foi ».
Des dispositions équivalentes existent bien évidemment en droit communautaire pour les marques européennes.
Rappelons également le principe « fraus omnia corrumpit », adage latin qui signifie que la fraude corrompt tout, et en vertu duquel tout acte entaché de fraude peut faire l’objet d’une action en nullité.
La mauvaise foi se caractérise par l’intention délibérée du déposant soit de porter atteinte ou de nuire aux intérêts d’un tiers, soit d’obtenir un droit exclusif sans intention réelle d’utiliser la marque pour les produits ou services visés, ou sans intention d’utiliser la marque honnêtement sur le marché.
Critères jurisprudentiels
La jurisprudence française a affiné les critères permettant de déterminer si un dépôt de marque a été effectué de mauvaise foi.
L’intention de nuire
Il s’agit de démontrer que le déposant avait connaissance de l’existence d’une marque antérieure, ou d’un signe utilisé en tant que marque par un tiers, et qu’il a délibérément cherché, (i) soit à priver ce tiers de la possibilité d’obtenir un enregistrement de sa marque ou à le priver de la possibilité de continuer à utiliser sa marque (par exemple, les marques dites « de barrage », déposées uniquement pour bloquer l’accès au marché d’un concurrent), (ii) soit à créer une confusion dans l’esprit du public (volonté de tromper le public, de tromper les consommateurs, de tromper les autorités, etc.).
L’absence d’intention d’usage
Un dépôt de marque effectué sans intention réelle d’exploitation commerciale peut être considéré comme de mauvaise foi.
Contrairement à ce qui est classiquement requis en droit anglo-saxon, en droit français comme en droit communautaire, il n’est pas nécessaire de prouver un usage effectif de la marque déposée ni même de déclarer son intention d’usage de la marque déposée.
Pour autant, l’intention d’usage de la marque demeure d’une certaine façon inhérente à l’acte de dépôt. En effet, l’on présuppose que le déposant d’une marque française ou européenne a bien l’intention d’en faire une exploitation commerciale. Sinon, pourquoi déposer une marque ?
C’est la raison pour laquelle la jurisprudence européenne a précisé que la mauvaise foi peut être caractérisée par l’absence de toute intention d’usage. Cela inclut les cas où le dépôt vise uniquement à empêcher un tiers d’utiliser le signe.
Il a ainsi été jugé qu’une demande de marque sans aucune intention de l’utiliser pour les produits et les services visés constitue un acte de mauvaise foi si le demandeur a l’intention, soit de porter atteinte aux intérêts de tiers d’une manière non conforme aux usages honnêtes de la vie des affaires, soit d’obtenir un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque.
Et rappelons que la fonction essentielle d’une marque est la fonction de garantie d’identité d’origine, c’est-à-dire la fonction de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final la provenance du produit ou du service, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit ou ce service de ceux qui ont une autre provenance. A cette fonction de garantie d’origine, est souvent associée la fonction consubstantielle de garantie de qualité. Quant aux autres fonctions reconnues à la marque, il faut citer les fonctions de communication, d’investissement ou de publicité.
La notoriété de la marque antérieure
Comme nous l’avons vu précédemment, la connaissance des droits antérieurs d’un tiers est un critère déterminant. Pour que le dépôt soit considéré de mauvaise foi à l’égard d’un tiers, il faut en effet que les droits de ce tiers aient été volontairement méconnus par le déposant.
Dans ce contexte, la renommée ou la notoriété des droits préexistants, par exemple de la marque antérieure sera un facteur aggravant. En cas de dépôt identique ou fortement similaire à une marque antérieure renommée ou notoire, l’on pourra plus aisément présumer la mauvaise foi du déposant.
Relations entre les parties
De même, pour démontrer la connaissance (ou plutôt la méconnaissance) des droits antérieurs d’un tiers par le déposant fraudeur, l’on se reportera très souvent aux relations antérieures entre les parties. Et par relations, l’on prendra en compte les relations d’affaires au sens large, c’est-à-dire les relations contractuelles bien évidemment mais également les relations précontractuelles, ou les simples relations contextuelles ou informelles entre le titulaire de droits lésé et le déposant indélicat.
D’ailleurs, le dépôt frauduleux procède souvent de la violation d’une obligation conventionnelle, ce qui est le cas par exemple lorsqu’un potentiel partenaire commercial prend l’initiative de déposer la marque qu’il convoite en licence avant le titulaire légitime.
La chronologie des faits
Enfin, et cela demeure intimement lié aux critères précédents, la chronologie des faits et la temporalité des dépôts et usages en conflit sont évidemment analysées avec précision par les tribunaux.
Un dépôt intervenant peu après la mise sur le marché d’un produit ou service concurrent ou peu après une campagne marketing ou publicitaire pourra être considéré comme suspect.
Quoi qu’il en soit, et selon la formule consacrée par la jurisprudence, l’appréciation de la mauvaise foi ou de l’intention frauduleuse repose sur une analyse globale de tous les facteurs pertinents propres au cas d’espèce.
Actions envisageables
En cas de dépôt de marque de mauvaise foi, il existe en droit français deux voies d’action possibles pour solliciter la nullité de la marque litigieuse, prévues à l’article L716-5 du CPI.
La procédure par défaut consiste en une demande en nullité de marque introduite devant l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) (cf. notre article Nullité de marque devant l’INPI : quelle est la procédure ?). Cette procédure de nature administrative vise exclusivement à faire annuler l’enregistrement de marque frauduleux. Mais elle ne prévoit pas de mécanisme de dédommagement.
Alternativement, la partie lésée pourra se tourner vers le tribunal judiciaire territorialement compétent (*), en introduisant une action en nullité, sous réserve que l’action ne vise pas exclusivement à faire annuler l’enregistrement de marque frauduleux. Ce sera le cas lorsqu’est également formée une demande connexe relevant de la compétence du tribunal ou à l’occasion d’une action en concurrence déloyale.
En pratique, la compétence du tribunal judiciaire sera donc à privilégier dès lors que la marque contestée pour dépôt frauduleux aura déjà fait l’objet d’une exploitation. Dans cette hypothèse en effet, il sera souvent pertinent de solliciter auprès du juge judiciaire une demande complémentaire portant sur l’interdiction d’usage du signe litigieux dans la vie des affaires, ou une demande additionnelle sur le fondement de la concurrence déloyale ou parasitaire. Et ce n’est que dans le cadre de cette procédure judiciaire que la victime du dépôt de mauvaise foi pourra solliciter l’allocation de dommages-intérêts pour la réparation du préjudice subi.
A noter que L712-6 du CPI dispose par ailleurs que « Si un enregistrement a été demandé soit en fraude des droits d’un tiers, soit en violation d’une obligation légale ou conventionnelle, la personne qui estime avoir un droit sur la marque peut revendiquer sa propriété en justice ». Autrement dit, il est également possible pour la victime de demander en justice le transfert à son profit de la propriété de la marque déposée frauduleusement, ce qui est particulièrement pertinent lorsque le dépôt frauduleux porte sur un signe identique ou très fortement similaire aux droits antérieurs méconnus, et que la partie lésée ne dispose pas ou plus de marque en son nom propre.
Recommandations préventives et probatoires
Quelle que soit la voie d’action empruntée, la partie lésée devra faire la démonstration que le dépôt de marque contesté est effectivement frauduleux, qu’il a effectivement été fait de mauvaise foi. Pour ce faire, il est essentiel de réunir des éléments de preuves solides.
Voici quelques recommandations.
Rassembler des preuves d’antériorité
Il est crucial de démontrer que la marque antérieure ou le signe antérieur étaient utilisés avant le dépôt litigieux. Il faut donc être en capacité de prouver que la marque ou le signe sont associés à la fabrication et/ou à la commercialisation des produits et/ou services (packagings marqués, étiquettes, photographies, documents commerciaux accessibles au public, extraits de sites internet, factures, contrats, publicités, etc.).
Démontrer la notoriété ou la renommée de la marque antérieure
Le cas échéant, si la marque antérieure est notoire ou renommée, il convient de pouvoir prouver cette renommée. La preuve de la renommée suppose un certain degré de connaissance de la marque auprès d’une partie significative du public. Pour l’essentiel, la renommée pourra être établie sur la base de critères quantitatifs. Il est d’usage de prendre en considération tous les éléments pertinents, notamment la part de marché détenue par la marque, l’intensité, l’étendue géographique et la durée de son usage, ainsi que l’importance des investissements réalisés pour la promouvoir.
Prouver l’intention de nuire
La charge de la preuve de la mauvaise foi incombe à la partie qui allègue l’intention frauduleuse. Cette preuve peut être apportée par des indices objectifs, pertinents et concordants, tels que des relations contractuelles, des communications entre les parties (correspondances, discussions, lettres de mise en demeure, tentatives de négociation, etc.), ou des comportements révélant une intention malveillante.
Il faudra aussi s’intéresser particulièrement au contexte du dépôt de la marque litigieuse et à la chronologie des événements.
A noter que les tribunaux peuvent également tenir compte d’éléments postérieurs au dépôt contesté, comme l’absence d’exploitation de la marque ou des comportements révélant une intention malveillante. En effet, l’intention du déposant au moment du dépôt des demandes d’enregistrement est un élément subjectif. Et l’intention du déposant peut se révéler par son comportement postérieurement au dépôt. Ce sera le cas par exemple si le déposant indélicat utilise la marque déposée pour menacer ou attaquer la victime ou le titulaire légitime du signe, ou bien pour tenter de tromper le public ou les consommateurs, ou bien de façon malhonnête au sens large.
Conclusion
Le dépôt de marque de mauvaise foi constitue une atteinte grave aux droits des titulaires de marques antérieures et autres signes légitimement utilisés dans la vie des affaires.
En France, le cadre légal offre des outils pour lutter contre les dépôts frauduleux. Et la jurisprudence a développé et affiné plusieurs critères désormais bien établis pour caractériser la fraude avec un degré de fiabilité relativement élevé, qui permettent de faire annuler les dépôts de mauvaise foi, et le cas échéant de sanctionner les fraudeurs et d’obtenir réparation du préjudice subi par la partie lésée.
Les victimes doivent agir rapidement et méthodiquement pour rassembler les preuves nécessaires et défendre leurs intérêts. La vigilance et la réactivité sont essentielles pour protéger efficacement ses droits dans le domaine de la propriété intellectuelle.
Dans tous les cas, il faudra s’appuyer sur une analyse approfondie des faits et des circonstances pour déterminer l’intention frauduleuse dans le dépôt d’une marque. Grâce à son expérience particulière dans ce domaine, INSCRIPTA dispose d’une solide expertise pour vous accompagner et défendre vos intérêts si vous êtes victime de dépôts de malhonnêtes.
INSCRIPTA
* Sont seuls compétents, pour connaître des actions en matière de propriété littéraire et artistique, de dessins et modèles, de marques et d’indications géographiques, les tribunaux judiciaires de Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nanterre, Nancy, Paris, Rennes, Strasbourg et de Fort-de-France.
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