Nous mettons régulièrement en garde contre les schémas juridiques dans lesquels une société ou une personne physique est propriétaire d’un titre de propriété industrielle sans l’exploiter directement elle-même.
Il s’agit souvent de faire exploiter ce droit de propriété industrielle par une société filiale de la société titulaire ou par la société dont la personne propriétaire est le dirigeant, comme les marques de certaines entreprises qui sont détenues par leur dirigeant, et auxquelles nous avions consacré un article (ici).
Ces montages juridiques qui impliquent des droits de propriété industrielle ne sont pas en soi à éviter bien sûr, mais il faut en amont identifier clairement le but poursuivi (concentration des actifs immatériels, rationalisation des rôles entre sociétés d’un même groupe, amélioration de la gestion et du contrôle des outils de propriété industrielle, rémunération des dirigeants, optimisation fiscale, etc.), et en aval rédiger des contrats appropriés et efficaces (apports d’actifs, transferts ou cessions, concessions de licences, etc.) et les rendre opposables aux tiers (inscriptions auprès des registres).
Dans le cas contraire, si les montages juridiques ne sont pas bien réfléchis ni bien mis en œuvre, les conséquences peuvent être catastrophiques.
C’est ce que vient d’apprendre à ses dépens une société française titulaire d’un brevet européen intitulé « Procédé de fabrication d’éléments chauffants pour appareil de chauffage et cuisson, élément chauffant ainsi obtenu et appareils ainsi équipés », mais qui ne l’exploitait pas directement.
L’affaire est assez complexe sur le plan procédural et nous simplifions donc quelque peu. Un premier jugement (Tribunal de grande instance de Paris, 3e ch., 1re sect., 20 mars 2014, RG 2011/07904), confirmé en appel (Cour d’appel de Paris, pôle 5, 1re ch., 6 septembre 2016, RG 2014/09893), avait condamné les parties poursuivies pour contrefaçon de plusieurs revendications du brevet européen mais sans se prononcer sur l’évaluation du préjudice subi, faute d’éléments en sa possession.
Une autre procédure a donc été ouverte pour la question de la réparation du préjudice subi par la société propriétaire du brevet du fait de la contrefaçon, et c’est à celle-ci que nous nous intéressons. Le Tribunal de grande instance de Paris (3e ch., 1re sect., 14 janvier 2016, RG 2014/17385) avait condamné les sociétés contrefactrices au paiement d’une somme globale de plus de 600.000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la contrefaçon.
Pourtant, en appel (Cour d’appel de Paris, pôle 5, 2e ch., 9 décembre 2016, RG 2016/02891), le propriétaire du brevet a souffert une sacrée déconvenue, ses dommages-intérêts étant réduits à la somme de… 0 euro !
L’explication de la cour peut être ainsi résumée : la société titulaire du brevet n’a subi aucun préjudice d’ordre commercial puisqu’elle n’exploite pas directement le brevet qui a été contrefait. C’est évidemment un peu plus compliqué que cela…
Il faut d’abord rappeler en effet que la société titulaire du brevet contrefait ne l’exploitait pas directement, mais via six autres sociétés, présentées comme ses filiales et auxquelles des licences étaient concédées gratuitement.
Il faut ensuite rappeler que l’article L.615-7 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que :
« Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement :
- Les conséquences économiques négatives de la contrefaçon, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée ;
- Le préjudice moral causé à cette dernière ;
- Et les bénéfices réalisés par le contrefacteur, y compris les économies d’investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de la contrefaçon.
Toutefois, la juridiction peut, à titre d’alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire. Cette somme est supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte. Cette somme n’est pas exclusive de l’indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée. » (Voir notre commentaire sur la nouvelle rédaction de l’article L.615-7, ici).
Ainsi que l’a relevé la cour, le second alinéa de cet article, proposant une réparation forfaitaire, était parfaitement applicable dans la présente affaire, mais la société titulaire du brevet avait choisi de ne pas l’invoquer. Elle sollicitait la réparation du préjudice qu’elle prétendait avoir subi selon la méthode décrite à l’alinéa premier, proposant une réparation proportionnelle à l’atteinte, et cherchait notamment à capter les bénéfices réalisés par les contrefacteurs.
La société titulaire du brevet considérait notamment que les actes de contrefaçon avaient eu un impact négatif sur les activités de son groupe de sociétés, ce qui se traduisait dans ses propres comptes en tant que holding du groupe consolidé.
La cour a néanmoins rejeté ce raisonnement estimant que la holding ne pouvait se substituer aux filiales licenciées pour tenter d’obtenir réparation d’un préjudice qui prenait sa source dans celui qu’avaient pu personnellement subir des personnes morales autonomes. Autrement dit, si des sociétés ont bien subi un préjudice de nature économique ou commercial, ce sont les sociétés licenciées qui exploitent les produits issus du procédé breveté et pas la société propriétaire du brevet.
Cela peut paraître sévère et, dans une certaine mesure, méconnaître le droit des sociétés et certains montages fiscaux des groupes de sociétés mais il faut relever qu’en l’espèce aucun document n’était produit pour établir l’existence d’un groupe de sociétés, ou d’un lien entre la holding et les filiales. Cette absence d’élément probant a certainement joué un rôle significatif dans l’appréciation de la cour.
Vous vous direz qu’il aurait donc fallu que les sociétés licenciées se joignent à la procédure pour réclamer réparation de leur propre préjudice commercial, en parallèle du préjudice distinct et quantitativement bien moindre allégué par le breveté.
Et vous avez raison. C’est bien ce que les sociétés licenciées avaient essayé de faire en première instance, mais elles avaient été déclarées irrecevables à agir faute d’inscription des contrats de licence auprès du registre concerné. Encore une erreur qui a coûté cher au groupe de sociétés.
Enfin, alors que cela leur était loisible, les sociétés licenciées n’ont pas agi sur le terrain de la concurrence déloyale. Faute de titre à opposer aux sociétés contrefactrices, elles auraient pu ainsi faire valoir un préjudice commercial. D’autant plus qu’indépendamment des questions de droit qui intéressent les juristes, l’indemnisation d’un préjudice reste souvent l’essentiel du point de vue de la victime, peu important que ce préjudice soit réparé sur le terrain de la contrefaçon ou sur le terrain de la concurrence déloyale.
Restait en théorie au propriétaire la possibilité d’une indemnisation de son préjudice moral. En première instance, il s’était ainsi vu attribuer 100.000 euros à titre de dommages-intérêts. Mais nouvelle infirmation en appel. L’indemnisation est purement et simplement réduite à néant de ce chef, la cour observant que le breveté « ne justifie d’aucun élément apte à démontrer que les faits délictueux en cause ont porté atteinte à son crédit, à sa réputation ou à tout autre élément de nature extrapatrimoniale ».
Ce qu’il faut retenir
Dissocier la propriété d’un titre de propriété industrielle (brevet, marque ou modèle) de son exploitation commerciale requiert une véritable stratégie de la part des entreprises, étant évidemment précisé que chaque entreprise doit définir sa propre stratégie.
Les conseils d’un ou de plusieurs professionnels du droit, dont un conseil en propriété industrielle, et de professionnels du chiffre sont absolument nécessaires tant au stade du choix du montage juridique le plus adapté qu’au stade de sa mise en œuvre, avec la rédaction des contrats appropriés et leur inscription auprès des registres de propriété industrielle concernés.
© [INSCRIPTA]